Marla Ruzicka
L'autre visage de l'Amérique en Irak 

Depuis plus d'un an, les Etats-Unis d'Amérique sont omniprésents en Irak. Dans un premier temps, en envahissant ce pays sans mandat de l'ONU, plus de 130.000 soldats ont contribué, avec les troupes des autres pays de la coalition, à renverser le dictateur sanguinaire, Saddam Hussein. Puis, quelques semaines après les GI, a débarqué une cohorte de businessmen américains alléchés par la juteuse perspective de la reconstruction d'un pays mis en ruines par la guerre de « libération» et la guérilla qui lui a succédé. Finalement, malgré une série de scandales et de dérapages qui ont choqué le monde entier et en dépit d'at­tentats aveugles et meurtriers, les USA ont péniblement réussi à mettre sur pied des élections (libres ?) qui ont débouché sur la mise en place de premières institutions qui se veulent démocratiques.

Mais, comme ce fut déjà le cas en Afghanistan, cela ne s'est pas fait sans « dommages collatéraux» dont les principales victimes ont été des civils, hommes, femmes et enfants. Tout le monde garde en mémoire l'image de ce garçonnet amputé des deux bras, de ces cadavres déchi­quetés ou carbonisés, de ces orphelins regroupés dans les centres d'accueil des organisations non gouvernementales.

L'une de celles-ci s'appelle la « Campagne pour les victimes innocentes dans les conflits ». A sa tête, sa fonda­trice, Marla Ruzicka, avait 28 ans. « Avait», car Marla est décédée à Bagdad, le 16 avril dernier, lors d'un attentat à la voiture piégée. Dans l'effervescence de la mort du pape et du conclave pour désigner son successeur, la presse d'Europe Occidentale en a très peu parlé, trop occupée à spéculer sur les chances des différents « papabili » : une fois encore, dans l'information, le sensationnel a occulté l'hu­main. Réparons cette erreur de jugement.

Dès son adolescence, Marla Ruzicka, militante paci­fiste, lutte contre toutes les formes d'injustice, de bar­barisme, d'oppression, dont des gens ordinaires, le plus sou­vent, souffrent, confrontés aux décisions d'hommes poli­tiques peu soucieux de leurs compatriotes « de la base» et aux appétits d'hommes d'affaires amassant des fortunes colossales en exploitant les plus pauvres de la planète. La lutte pour un commerce plus équitable et pour l'abolition de la peine de mort est son premier combat lorsqu'elle prend conscience des réalités du monde dans lequel elle vit.

Mais c'est en débarquant à Kaboul, après la « paci­fication » de l'Afghanistan par ses compatriotes, que Marla trouve la forme que doit prendre son engagement humaniste et citoyen. C'est là qu'elle découvre les bavures des troupes occupantes à l'égard des civils. Et, en Irak, en 2003, elle fait le même constat de dizaines, de centaines, de milliers de civils blessés ou tués dans des conditions souvent cruelles, réprouvées par le droit de la guerre et le simple respect des droits de l'homme. Que de crimes commis, impunément, niés malgré l'évidence, tus pour «raison de sécurité nationale». Certes, Marla sait que la guerre n'est jamais pro­pre; mais, horrifiée, elle découvre que des troupes de son propre pays, le plus puissant du monde, le «champion de la démocratie», le donneur de leçons, se comportent souvent comme des hordes sauvages, au nom de valeurs morales et religieuses dont le président G.W. Bush truffe ses discours musclés et radicaux. « Après plus de deux ans en Irak, la question que je me pose le plus est de savoir combien de civils irakiens ont été tués par les forces américaines... Le public américain a le droit de savoir. » écrit-elle peu avant sa mort. Et pour y répondre, elle recherche et révèle ce que les autorités officielles veulent cacher à tout prix, les pertes civiles «accidentelles» causées par la machine de guerre américaine. De plus, elle réussit à convaincre les membres du Congrès à consacrer une (modeste) partie des milliards de dollars votés pour la guerre en Irak au dédommagement des victimes ou de leurs familles. Enfin, elle se dévoue, corps et âme, pour soulager, au quotidien et sur le terrain, la misère et la souffrance de populations agressées et humil­iées par certains de ses compatriotes. « A 28 ans, elle avait accompli plus de choses que la plupart de nous n'accomplis­sons en une vie!» dit le sénateur démocrate Patrick Leahy, qui la soutenait dans son combat.

A l'heure où certains souhaitent une canonisation rapide de Jean Paul Il, Marla Ruzicka ne mériterait-elle pas, autant que l'ancien pape, cette mise à l'honneur? Car, loin de tout battage médiatique, cette jeune américaine a dis­crètement, concrètement et généreusement contribué à ren­dre espoir et dignité aux victimes oubliées de la folie guer­rière des Bush et autres Blair!

Mais, sans doute, ne sera-t-il jamais question de béatification.. .et c'est mieux ainsi, car, c'est sûr, elle aurait refusé une telle « promotion» si peu en rapport avec le sens de sa vie, trop courte mais si féconde.
Bruno Heureux
Le 16 avril 2005