Réapprendre la vie… autrement

La vie n’est pas un long fleuve tranquille ; son parcours sinueux, tumultueux de temps à autre, se heurte parfois à des obstacles insurmontables qu’on ne peut que contourner. Le risque d’y « laisser des plumes », d’y perdre des illusions, d’en sorti meurtri, diminué est évident ; en retirer une autre vision des choses, des autres, de soi, n’est pas gagné d’avance ; réapprendre la vie autrement constitue alors un défi énorme. Pourtant y parvenir est une superbe victoire, qui rend plus fort, autrement, et ouvre de nouveaux horizons… Réussite acquise au terme de combats quotidiens réitérés et de petites victoires apparemment insignifiantes qui, accumulées, conduisent à la lumière au bout du tunnel. 

Afghanistan
A 22 ans, l’armée canadienne, au ordre du premier ministre Harper, image copie conforme d’un Bush mal inspiré, l’envoie en Afghanistan, dans la région de Kandahar, au sud du pays, où la rébellion talibane se fait chaque jour plus meurtrière . Il y découvre ce coin montagneux du bout du monde, aux mains, en dehors des villes, de religieux fanatiques, de chefs locaux barbares et de trafiquants de drogue que l’anarchie ambiante favorise dans leurs desseins les plus vils. Avec une poignée de jeunes de son âge,  il doit contribuer à « construire la démocratie » comme le justifient les discours officiels… avec le succès (!!!) que l’on sait. 
Un jour, lors qu’un accrochage plus sérieux que les autres, notre québécois se retrouve face à face avec un Taliban, plus jeune que lui encore. L’un  et l’autre ont le fusil chargé, le doigt sur la détente. « C’était lui ou moi ; question de survie ; je n’ai pas eu le temps de réfléchir, j’ai tiré le premier, je l’ai tué ! ». Et persistent, dans ses oreilles, le bruit des armes mêlé au cri de son « ennemi » et, dans ses yeux, une vision d’horreur, une déchirure sur sa vie et ses certitudes, un brouillard épais de questions sur son avenir ! De quoi peupler ses nuits de cauchemars. 
Quelques semaines plus tard, il rentre au pays, sorte de zombie marqué à jamais, déboussolé, prostré, ne se livrant qu’à demi-mot. Puis, un mois plus tard, sans qu’aucune aide psychologique n’ait eu le temps de l’aider efficacement, il retourne là-bas, toujours pour « construire la démocratie » comme le répète Harper, très loin des combats, à l’abri dans ses bureaux, salons et réceptions à Ottawa. Bien loin, surtout de ce jeune soldat qui lorsqu’il reviendra, s’il en revient, devra, s’il le peut, réapprendre la vie, autrement !

Simplement de la tendresse
Le décès de son épouse avait exilé quarante-cinq ans de vie commune et leur amour démantelé. Comme testament, message posthume, des souvenirs pleins les tiroirs d’un quotidien de solitude, des cicatrices dans sa mémoire, car il avait l’habitude de vivre seul. Il ne cherchait plus le grand amour, ni ses folies, ni ses ivresses, il souhaitait, pour ses vieux jours, tout simplement de la tendresse.
Et elle, aussi, elle vivait seule, quittée par son mari volage ; seul compagnon, son épagneul ! Comme arrière-goût de son mariage, des souvenirs pleins les armoires d’un quotidien de solitude et des blessures dans sa mémoire qu’elle a guéries par habitude de vivre seule. Elle ne cherchait plus le grand amour, l’ancien lui parlait de tristesse, elle souhaitait pour ses vieux jours, tout simplement de la tendresse.
Quand leurs regards se sont croisés, s’est levé un coin de soleil dans la grisaille des jours blessés. Depuis, lui, déjà vieux, elle, presque vieille, prennent le temps de réchauffer les heures qui passent de petits bonheurs et, pour leurs deux destins greffés, la vie invente des saveurs : ils ne vivent plus seuls. Dieu, ce qu’il ressemble à l’amour, par sa chaleur et ses caresses, ce compagnon de leurs vieux jours, le feu couvant de la tendresse. 
Et c’est en réapprenant la vie, autrement, qu’ils redécouvrent des couleurs à leur avenir !

Ça roule !
De belles vacances en famille, dans la bonne humeur, au grand air. Tout se passe à merveille : les enfants s’éclatent, le mari est détendu, elle est heureuse entourée de ceux qu’elle aime.
Et puis, une chute, en se heurtant violemment le dos. Une bête chute, comme toujours ! A l’hôpital, des examens médicaux approfondis laissent présager des séquelles graves, une vertèbre est fracturée. « Je ne sentais plus mes jambes, ni mon ventre ! » Des diagnostics attendus fébrilement et redoutés. Puis la confirmation précautionneuse dans les mots mais brutale dans la réalité : « Je ne marcherai plus jamais ! » Vous imaginez ? Plus jamais courir avec ses enfants, se promener au bras de son mari et en tirant sur la laisse du chien ; plus jamais de jardinage, de nettoyage et d’aménagement des parterres ; plus jamais le métier aimé ! Vous vous rendez compte ? Plus jamais !
Et pourtant, quelques semaines plus tard, j’ai retrouvé d’abord sur son lit d’hôpital puis dans sa chaise roulante, une jeune femme au beau visage souriant, lucide par rapport au présent et concrète par rapport à l’avenir. Consciente qu’il lui faudra désormais apprendre à se faire aider plutôt qu’à aider, à regarder ses enfants de bas vers le haut plutôt qu’en se penchant vers eux, à tendre les bras sans pouvoir vraiment étreindre, à poursuivre des rêves moins fous mais pourtant motivants, à profiter de la vie dans ce qu’elle lui offre encore, à donner ce que son corps et son cœur lui permettent encore de partager, à répondre avec cran, quand, maladroitement, on lui demande « Ça marche ? » un moqueur « Ça roule ! ». 
Et si cela m’arrivait, aurai-je le même courage pour réapprendre la vie, autrement ? Pas sûr !

Conclusion
Ces trois exemples de personnes confrontées à une remise en question vitale pour soi et pour les autres poussent à la réflexion. Au début de cette chronique, je parlais, de victoire quand ces personnes parvenaient à se reconstruire. Mais quelle victoire ? Une victoire individuelle, due au caractère et à volonté personnelle, évidemment ; mais aussi une victoire d’équipe, liée à la présence fidèle de l’entourage qui, au quotidien, sans tambour ni trompette, encourage, aide et, surtout, montre et dit à l’autre, même devenu différent en apparence : « J’ t’aime de même », comme on dit au Québec, ce qui chez nous signifie « Je t’aime comme tu es ! ». Une réalité qui nous met aussi au défi de porter un autre regard sur les gens et de réapprendre la vie, autrement !

Bruno Heureux.